Propos recueillis par Nicolas Bastuck
Publié dans « le point.fr » le 20/08/2025 à 08h00
Le 1er septembre, une réforme d’ampleur inédite entrera en vigueur et bouleversera la manière dont les procès civils seront menés. Objectif affiché : inciter les personnes à trouver elles-mêmes la solution à leur conflit, plutôt que de s’en remettre à l’autorité du juge.
Désormais, il appartiendra aux parties d’organiser l’instruction et le calendrier de leur procédure. Le juge pourra les contraindre à participer à une réunion d’information préalable avec un médiateur ou un conciliateur, sous peine de se voir infliger une forte amende civile (jusqu’à 10 000 euros).
La procédure amiable pourra être enclenchée à tout moment et les solutions négociées seront traitées prioritairement. Pionnier en la matière, Fabrice Vert, premier vice-président du tribunal judiciaire de Paris et membre du Conseil national de la médiation, décrypte les enjeux de cette « révolution culturelle ».
Le Point : On entend parfois dire, dans les cours et les tribunaux, qu’il vaut mieux un mauvais accord qu’un bon procès. Partagez-vous cette opinion ?
Fabrice Vert : Dans certains cas, l’accord sera, à l’évidence, plus avantageux qu’un procès : quand la décision du juge risque de ne pas être exécutée – menace de liquidation d’une société, impécuniosité du débiteur… – ou lorsque les parties ont intérêt à préserver leurs relations futures – commerciales, familiales, de voisinage… – qu’un procès peut définitivement compromettre. Trouver un accord permet aussi d’éviter l’aléa judiciaire, des procédures lentes et coûteuses, une publicité négative dans le domaine commercial…
Plus fondamentalement, la médiation permet aux parties de reprendre le contrôle de leur conflit en devenant pleinement acteurs de sa résolution. Elle leur offre la possibilité de porter eux-mêmes leur parole, d’entendre le point de vue de l’autre partie, de se comprendre mutuellement. Dès lors, le différend peut être abordé dans toutes ses dimensions – économiques, psychologiques, sociales… –, au-delà des aspects strictement juridiques qui, bien souvent, masquent les véritables causes du désaccord.
Un accord peut aussi permettre de trouver des solutions inventives et originales où l’équité aura toute sa place, ce que le juge, tenu d’appliquer strictement la règle de droit, ne pourra pas toujours faire. Cela vaut donc la peine de tenter un accord avant de demander au juge de trancher le litige en droit pur. Évidemment, il faut pour cela que les parties soient de bonne foi, en capacité de négocier librement et qu’elles aient envie de sortir de leur conflit par le haut.
Le décret du 18 juillet 2025 sur l’amiable, qui vise à inciter les personnes en conflit à résoudre elles-mêmes leur litige plutôt que de s’en remettre à la décision d’un juge, s’applique à compter du 1er septembre. La recherche d’une solution amiable devient le principe directeur du procès civil. Doit-on parler d’évolution ou de révolution ?
L’objectif des modes amiables n’est pas de désengorger les juridictions, ni de combler les moyens notoirement insuffisants accordés depuis des décennies à la justice, mais d’offrir une chance supplémentaire aux justiciables de régler rapidement et efficacement leur différend. La culture de l’amiable repose sur les valeurs de liberté et de responsabilité. Redevenir acteur de son procès représente un changement important, tant pour nos concitoyens que pour les acteurs judiciaires. C’est effectivement une révolution culturelle, un « changement de paradigme » dans la façon d’aborder l’office du juge et de l’avocat.
La mise en état judiciaire – phase de préparation du procès – dirigée par le juge devient l’exception.
Au « pays de la castagne », selon l’expression chère à Claude Nougaro, le tribunal est le plus souvent considéré comme une arène judiciaire ; le procès est perçu comme un duel où le dialogue se limite à la confrontation de positions irréconciliables. Avec la réforme, il entre désormais dans la mission du juge non seulement de « concilier les parties » mais de déterminer avec elles le mode de résolution du litige le plus adapté [la nouvelle rédaction de l’article 21 du Code de procédure civile prévoit que la conciliation peut intervenir à tout moment, NDLR].
Dans un esprit collaboratif, une discussion s’engage entre le magistrat, les parties et leurs conseils pour déterminer si l’affaire mérite – ou non – d’être orientée vers une voie amiable, sachant que les différents modes de résolution des litiges – médiation, conciliation, transaction… – sont complémentaires, et non concurrentiels. Nous faisons donc du « sur-mesure », selon les intérêts et les besoins des parties.
Désormais, le juge devra systématiquement encourager une solution amiable. Chaque procès débutera par une phase où les parties organiseront elles-mêmes l’instruction de leur affaire et en négocieront le calendrier (« mise en état conventionnel généralisé »). Cette nouvelle règle, qui donne plus de responsabilités aux personnes en conflit, est-elle de nature à les pousser à négocier un accord ?
L’instruction conventionnelle – en accord avec les parties – s’impose désormais, la mise en état judiciaire – phase de préparation du procès – dirigée par le juge devient l’exception. Le barreau a salué cette mesure, ce qui est de bon augure pour sa mise en œuvre effective. Il s’agit, là encore, d’une révolution culturelle pour les avocats, qui avaient l’habitude de s’en remettre au juge pour fixer leur calendrier – souvent trop long, vu l’état de nos effectifs. On peut raisonnablement espérer que l’esprit de collaboration qui présidera à cette instruction conventionnelle se poursuivra sur le fond du dossier.
Il ne s’agit pas de rendre la médiation ou la conciliation obligatoire, mais seulement l’information sur l’une ou l’autre de ces solutions.
Concrètement, le juge pourra ordonner aux parties à un procès de participer d’abord à une « réunion d’information » avec un conciliateur ou un médiateur. La recherche d’un règlement amiable ne sera pas un préalable systématique mais la démarche pourra leur être imposée, tout refus injustifié pouvant être sanctionné par une amende civile de 10 000 euros.
Cette contrainte pécuniaire, cette « logique punitive » – l’expression est du Conseil national des barreaux – ne va-t-elle pas à l’encontre de la philosophie de l’amiable, qui repose précisément sur la liberté d’y entrer et d’en sortir ? Par nature, personne n’aime être contraint au dialogue, forcé à discuter…
La généralisation de l’injonction de rencontrer un médiateur ou un conciliateur de justice pour une réunion d’information, assortie d’une amende pouvant atteindre 10 000 euros en cas de refus sans motif légitime, constitue une évolution majeure. Cette mesure [contestée, NDLR] était attendue par les pionniers de l’amiable. L’injonction est à mes yeux indispensable pour parvenir à l’application effective du principe directeur de coopération entre les parties, leurs conseils et le juge, en vue d’identifier le mode le plus pertinent de résolution du conflit.
La méconnaissance des modes alternatifs de règlement des litiges explique bien souvent les réticences des parties à y recourir. Rencontrer un professionnel de la médiation ou de la conciliation, dans le cadre d’une réunion d’information, permet de mieux comprendre les avantages qu’il peut y avoir à s’engager dans un tel processus.
Je voudrais dissiper une confusion qui se répand sur les réseaux sociaux. Il ne s’agit pas de rendre la médiation ou la conciliation obligatoire, mais seulement l’information sur l’une ou l’autre de ces solutions. Cette information, délivrée gratuitement, vise à permettre aux parties de décider ou non, en toute connaissance de cause, de choisir la voie amiable avant de voir le juge trancher leur conflit. C’est une logique incitative ; il s’agit d’inviter les parties à appréhender les avantages que l’amiable peut présenter pour résoudre leur affaire.
Certaines voix dénoncent les risques de privatisation et de pression économique que la réforme pourrait faire peser sur les plus fragiles. Il faut rappeler que la médiation n’est pas gratuite…
Il n’y a aucune privatisation de la justice puisque le juge reste saisi de l’affaire et peut intervenir à tout moment, en cas de difficulté. C’est le juge qui, le cas échéant, homologue l’accord négocié par les parties en lui donnant force exécutoire, après s’être assuré de sa conformité aux règles d’ordre public (droits fondamentaux). Les processus amiables se font à l’ombre du juge, jamais en dehors de lui.
L’amiable est adapté à tous les types de contentieux.
S’agissant des plus défavorisés, il faut rappeler que les conciliateurs de justice sont des auxiliaires bénévoles. Dans certaines affaires – je pense aux baux commerciaux –, le locataire peut se trouver en grande difficulté financière, dans l’impossibilité de s’offrir les services d’un avocat et de bénéficier de l’aide juridictionnelle. Le juge, comme je l’ai fait souvent aux référés du tribunal judiciaire de Paris, pourra dans ce cas orienter les parties devant un conciliateur de justice, offrant au preneur la possibilité de trouver un accord avec son bailleur.
Après la période difficile du Covid, cette politique a permis de sauver de nombreux commerces et emplois. Certes, la médiation est payante mais l’aide juridictionnelle peut la prendre en charge. En matière familiale, lorsque la médiation est assurée par une association reconnue et subventionnée par la Caisse nationale des allocations familiales, le coût de la séance est fonction des revenus et oscille entre 2 euros et 131 euros par personne.
Dans quels types d’affaires cette réforme s’appliquera-t-elle ? Ne concernera-t-elle que les petits litiges ?
Tous les domaines relevant des cours et tribunaux judiciaires sont concernés : civil, commercial, social, rural ou fiscal, sous réserve des règles spécifiques à chaque matière et des dispositions particulières à chaque juridiction. L’amiable est adapté à tous les types de contentieux, il s’applique aussi bien aux litiges à faible qu’à forte intensité.
Le contentieux familial est un domaine privilégié de la médiation.
La médiation et la conciliation peuvent porter ainsi sur des affaires se chiffrant à plusieurs dizaines de millions d’euros. Au tribunal judiciaire ou au tribunal de commerce de Paris, des litiges très importants portant sur l’occupation d’une usine ou opposant une multinationale et une ONG, dans le contentieux très sensible du devoir de vigilance, ont pu être résolus par la médiation. De même, deux sociétés pétrolières ou les membres d’une famille propriétaires d’une société du CAC40 ont pu régler leur différend de cette manière.
Le rôle et l’office du juge aux affaires familiales (JAF) – qui assure 60 % de l’activité de la justice civile – vont-ils changer ?
Le JAF a pour mission de tenter de concilier les parties et peut déjà, dans certaines situations, délivrer une injonction de rencontrer un médiateur, quand le conflit porte sur l’exercice de l’autorité parentale ou les mesures provisoires prononcées avant le divorce : pension alimentaire, droits de visite et d’hébergement, etc. En revanche, il ne peut déléguer son pouvoir de concilier à un tiers.
Le contentieux familial est un domaine privilégié de la médiation, l’apaisement du conflit familial étant recherché dans l’intérêt des enfants. Lancée en 2016, une expérimentation faisant de la tentative de médiation familiale un préalable obligatoire a été menée dans onze tribunaux.
Elle a produit des résultats mitigés et s’est arrêtée en début d’année, faute de financement. Le système qui va être mis en place – injonction de rencontrer un médiateur non systématique mais assortie d’une amende en cas de non-respect – sera-t-il plus efficace ? On peut espérer qu’il renforcera la médiation familiale mais son financement devra être regardé attentivement.
Les conseils de prud’hommes conserveront leur fonctionnement actuel. Le droit du travail constitue-t-il l’angle mort de la réforme ?
Le décret du 18 juillet 2025 généralise l’audience de règlement amiable – audience spécifique où, dans un cadre juridique précis, le juge tente de concilier les parties –, exception faite, en effet, du conseil des prud’hommes. Une phase obligatoire de conciliation (bureau de conciliation) existe déjà devant les juridictions du travail mais elle connaît peu de succès : 8 % de réussite, selon un rapport sénatorial du 10 juillet 2019. Ceci dit, rien n’empêche un conseiller prud’homal de délivrer une injonction de rencontrer un médiateur, quand l’affaire s’y prête.
Lorsqu’une partie est de mauvaise foi ou exerce sur l’autre une emprise, elle est à déconseiller.
Plusieurs mesures pertinentes, comme la présence obligatoire des parties devant le bureau de conciliation, ont été avancées par les sénateurs. De même serait-il opportun que les conseillers prud’homaux qui assurent la phase de conciliation reçoivent une formation adéquate et ne puissent plus, ensuite, participer au jugement.
L’amiable n’est pas une solution idéale applicable à tous les contentieux. Partagez-vous cet avis ?
Oui, l’amiable n’est pas la panacée. En cas de violences familiales, la médiation est proscrite. Et lorsqu’une partie est de mauvaise foi ou exerce sur l’autre une emprise, elle est à déconseiller. Il faut aussi veiller à ce que l’amiable ne soit pas instrumentalisé pour obtenir des informations confidentielles, dans le contentieux des affaires notamment. Pour le reste, il appartient aux parties, bien averties et conseillées, de décider si un mode amiable vaut la peine d’être tenté au regard de leurs intérêts et de leurs besoins.
Dans certains domaines, tels que la filiation, l’autorité parentale ou le droit à l’image (les « droits indisponibles »), le juge conserve son monopole. Est-ce une bonne chose ?
Absolument. Un accord amiable ne peut ni porter sur des droits indisponibles – on ne peut divorcer devant un médiateur –, ni contrevenir aux bonnes mœurs ou aux règles d’ordre public. Le juge est le gardien des libertés individuelles et le garant de l’ordre public, certaines de ses attributions ne peuvent donc être déléguées, au risque de voir la justice se privatiser ou se communautariser.
Au bout du bout, le juge aura toujours le dernier mot. L’obligation des parties de se soumettre à la médiation n’est que de moyens, pas de résultat…
Effectivement. Une autre confusion consiste à croire que le juge peut contraindre les parties à parvenir à un accord. Il peut seulement leur enjoindre de se mettre autour d’une table, en présence d’un médiateur ou d’un conciliateur, non pour trouver un accord mais pour tenter d’y parvenir. La nuance est fondamentale.
Vous êtes un fervent défenseur des modes alternatifs de règlement des litiges, au point que l’ancien garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, avait fait de vous son « ambassadeur de l’amiable »… Les textes évoluent parfois plus vite que les mentalités. Quelles conditions devront être réunies pour que la réforme atteigne ses objectifs ? Quelles évolutions pourrait-on envisager pour aller plus loin ?
Le développement des modes amiables ne pourra se faire sans une politique ambitieuse répondant aux impératifs suivants : formation des professionnels du droit aux processus amiables et aux règles déontologiques ; incitations financières encourageant les parties à recourir aux modes amiables ; prise en compte des mesures de médiation et de conciliation dans les indicateurs de performance des juridictions.
Le Conseil national de la médiation fera prochainement des recommandations importantes pour donner corps à cette révolution. Le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, c’est à souligner, a pris, le 27 juin, une première circulaire de politique civile dans laquelle il indique que la voie amiable est encore trop peu exploitée et doit être incluse dans les projets de juridiction.
Au fond, et dans votre pratique, quels sont les bénéfices d’une justice négociée : la rapidité ? Le désencombrement des tribunaux ? L’apaisement des conflits ? L’humanisation de la justice ?
Les monceaux de dossiers qui s’accumulent, la bunkérisation des palais de justice, le manque de temps, la communication virtuelle conduisent à une déshumanisation de la justice civile. L’un des intérêts de l’amiable, au-delà de tous ceux que j’ai pu évoquer, est de réintroduire de l’humain dans des procédures parfois « kafkaïennes », comme le disait le premier président Pierre Drai.
Pour les justiciables et les avocats, la nouvelle audience de règlement amiable est une occasion de voir le juge, de se faire entendre et comprendre dans leurs besoins et leurs intérêts, de manière directe et confidentielle. Je suis convaincu que le développement de l’amiable permettra de rétablir ce climat de confiance indispensable au bon fonctionnement de la justice, garante de la paix sociale.